Juliette Lepage Boisdron et les géographies de l'être

Par Caroline Boudehen , Auteure et Journaliste

Figures, têtes, fragments. Dédoublés, exagérés, cachés, étonnés. Êtres solitaires et silencieux.
Souvent multiples, toujours uniques.
À qui appartiennent ces mystérieux visages ?

Incarnent-ils les différentes facettes, personnalités, d'un être au cours de son existence ? Ou peut-être à un moment bien précis ? Est-ce là, depuis ma vision d'enfant, ce que je voudrais advenir, ou depuis ma posture d'adulte, ce que l'enfant que j'étais aurait voulu devenir ? C'est peut-être tout cela en même temps. L'œuvre de Juliette Lepage Boisdron peut se comprendre comme une représentation de tout ce qui nous constitue : la multiplicité qui nous habite, croisement des temporalités, un présent difficile à saisir, toujours passé puis futur déjà enfoui en nous. Les fantasmes et réalisations, libertés et contraintes, les rêves et les réalités d'un seul être : tout cela cohabite dans un même corps, et se retrouve projeté par le geste de l'artiste.

Visages de l'âme et de l'essence de l'être.

Dans les toiles de Juliette Lepage Boisdron les regards sont grand ouverts, souvent cernés d'un bleu vif ou d'un noir plein. Ils voient loin, perdus dans un horizon qu'eux seuls perçoivent. Ils auraient pu se confondre avec celui du spectateur, ou s'y confronter, mais non. Jamais frontaux, les regards sont toujours un peu décalés, un peu ailleurs. On ne peut les attraper.

À l'image des visages qui les portent, ils sont insaisissables, et appartiennent à un monde indéfini. Nomade. Un mouvement continu et flottant, glissant, et qui s'apparente à une part essentielle de la vie de Juliette, le voyage. Constitutif de son œuvre, mais aussi d'elle, et depuis toujours.

Chacune de ses œuvres évoque, au-delà d'un mystère, un voyage initiatique. C'est ici que vient faire corps l'œuvre et l'artiste.

Depuis l'enfance, la vie de Juliette Lepage Boisdron est faite de voyages, de déracinements et d 'enracinements, de résilience et de débrouillardise où il faut tout réapprendre à chaque fois. Juliette Boisdron sait créer avec des trouvailles depuis toujours, ce qui insuffle aujourd'hui à son art, sous les traits d'une simplicité apparente, une forme de puissance. Un art naïf, lie depuis toujours à un art de vivre, dans lequel chaque fragment se lie à un autre, et devient constitutif d'un ensemble harmonieux.

L'œuvre est souvent cadrée, théâtre où tout se joue et se représente, au même niveau, jusqu'au vide qui contient les êtres. C'est la règle de l'égalité qui prévaut dans l'art de Juliette Boisdron. Chaque élément a la même valeur. Simples et ronds, les traits sont épais, se doublent fréquemment et ne renvoient en somme qu'à plus de complexité et de nuances sur ce qu'ils délimitent et donnent à voir.
L'œuvre est surprenante. Elle interroge.

Quelle place accorder au symbolisme ? Chaque élément du tableau renvoie-t-il à quelque chose d'autre ? Ou chaque forme ne vaut-elle que par et pour elle-même ? La plénitude des traits vient-elle évoquer l'épaisseur multiculturelle que revêtent l'œuvre et la vie de l'artiste ? Car ici, au cœur de ces visages et ces figures, ne se trouve-t-on pas au carrefour de différents courants artistiques, et au point de rencontre des cultures occidentale et orientale ? Depuis l'URSS à Abu Dhabi, en passant par la Mandchourie, Juliette Boisdron a assemblé, au-delà des trouvailles, les croyances, les cultures, les paysages, les vies d'une autre époque et d'un autre âge. Des œuvres-mondes, comme elle les appelle.

Statuaire couchée sur papier de riz, tracée à l'encre noire et quelques couleurs vives, l'œuvre en garde un sérieux hiératique, mais ne se prive ni d'humour ni, parfois, de provocation. Surtout, elle vient explorer les mystères de l'âme grâce à un mélange de surréalisme et de référence au sacré, en mêlant les genres et les époques, s'amusant des symboles; La fumée des cigarettes n'est-elle pas une façon de communier avec les esprits ou l'au-delà ? Celle-ci même qui devient masque grotesque, ou brouillard dans lequel on se perd... L'œil, omniprésent, rappelle quant à lui dans ses traits caractéristiques, l'iconographie égyptienne antique, autant qu'il désigne le troisième, celui qui transcende, lui aussi, de nombreuses cultures et époques.

Les mondes de Juliette Boisdron sont aussi des jardins. Que l'on cultive : des personnages arrosent des plantes surplombant une tête, nous ramenant au cycle de la vie, mais nous enjoint dans le même geste à grandir, intellectuellement et spirituellement.
À se cultiver. S'épanouir.

Ce sont aussi des jardins dans lesquels les êtres évoluent discrètement, s'y dissimulent presque. On les devine au sein d'une végétation luxuriante, mais aussi aux côtés d'animaux exotiques, eux aussi envisagés comme dans un rêve : les trompes d'éléphant s'enroulent à l'infini, les tigres se tiennent comme les hommes... des scènes qui semblent participer d' un récit qui se perpétue hors champs. Une histoire à inventer, à continuer.

Des œuvres qui rayonnent.

Les mondes de Juliette Lepage Boisdron sont aussi chargés de messages bien réels, et attirent notre attention, à travers des scènes cocasses, sur les enjeux sociétaux, ancrés dans la période actuelle. L'interrelation entre hommes et femmes, adultes et enfants, le rapport à la faune et la flore sont des thèmes récurrents. L'image de la femme et son rôle dans la société, font aussi partie des thèmes privilégiés chez l'artiste, notamment avec le bijou, que Juliette * Boisdron peint, mais qu'elle sculpte également. De larges colliers, monumentaux et contraignants, apparaissent dans ses peintures, rappelant l'obligation de « rentrer dans le cadre » et l'injonction à toutes et tous de se ressembler.

Or c'est ici tout l'enjeu de l'artiste : concevoir un Œuvre comme une ode à la dissemblance, chaque œuvre comme une célébration de l'individualité.
Au point de jonction entre les territoires de l'âme, entre rêve et réalité, mémoire et contemporanéité.

Caroline Boudehen